Le saut de l’ange : Maud Marin
paquita | 8 juillet 2014
Ainsi je suis rare, peut-être sans pareil… Je l’avais lu dans un livre, où il était dit que l’androgyne vrai était exceptionnel, et que les statistiques répertoriées dans le monde occidental donnaient un chiffre qui n’atteignaient pas la centaine. Mais les descriptions de ces êtres exceptionnels comme moi étaient trop succinctes pour que je sois sûre de mon appartenance à ce type double, réunissant comme dans la légende le mâle et la femelle. Faisant de moi un ange.
Paru en 1988, ce livre-témoignage d’une bouleversante acuité, raconte le chemin de croix vécu par son auteure : une vie de souffrances et de combats, entre deux sexes.
Son calvaire commence à l’été 1945. Née prématurée avec une malformation sexuelle qui complique son identification à un genre déterminé, le joug familial décidera pourtant d’en faire un garçon. Elle sera Jean Marin ou rien. Dès ses premières années, Jean se sait “fille”. Son développement n’est pas celui des garçons dont il craint par-dessus tout la violence physique et verbale. Son corps et ses organes génitaux ignorent la puberté. Grand, frêle, imberbe, la finesse de ses traits ne laisse aucun doute et c’est sans doute cette “provocante nature” qui suscite l’intolérance générale. On voit mais on ne veut pas savoir, reconnaître l’erreur et surtout pas la réparer. Jean souffre de ce mépris familial et social dont la rigidité morale ne peut être discutée. Il faut se conformer, être un garçon, un bon élève, faire oublier les malheurs qui ont fait le lit des névroses familiales. Le climat y est lourd, complexe, à l’image de l’union de ses parents, une union de raison et de sacrifices. Et c’est le sacrifice de son bien-être auquel Jean sera contraint pendant des années.
Pourtant, à l’orée de mai 68, Jean découvre l’amour. Alors étudiant en droit, il est destiné à intégrer un poste de cadre dans l’administration. Elle est étudiante, juive et aveugle à son étrangeté. En pleine libération sexuelle, leur passion demeure platonique. Ils font des projets d’avenir que Jean ne pourra honorer, étant sexuellement inopérant et socialement nié dans son identité. Dans le même temps, toujours en quête d’une reconnaissance de sa féminité, il découvre le milieu de la nuit et des travestis, celui des transsexuels et surtout des opérés(ées). C’est une révélation et un objectif qu’il ne pourra atteindre qu’en brisant ses liens avec son amour de jeunesse mais aussi en se prostituant. Paradoxalement, c’est en exerçant cette profession O combien destructrice que Jean, devenant Maud, parviendra à se faire accepter et surtout désirer. Car elle est là, la plaie initiale, la plaie de l’enfant, de l’adolescent, du jeune adulte dont la société se détourne. Il est des douleurs tellement singulières, tellement troublantes, qu’on ne peut en souffrir la proximité… Le seul véritable contact devient alors un contact tarifé avec à la clé, la peur des fous, des flics, des macs, le racket, la hargne des autres filles, la déchéance physique et surtout un isolement affectif abyssal.
Après “un saut de l’ange” qui lui permet enfin de trouver l’accord avec elle-même, Maud renonce au “tapin” pour fuir un “turbin” placé sur sa tête et sauver sa peau. Avec une soif de reconnaissance et de justice inébranlables, Maud reprend ses études de droit et devient en 1979, la première avocate transsexuelle. Elle obtiendra le droit de rectifier son identité aux yeux de la loi, après de multiples examens médicaux et recours en justice. Une vie de combats épuisants qu’elle médiatisera et qui lui fera perdre son barreau. C’est là que s’efface la trace de Maud Marin, héroïne moderne, au destin si extraordinaire.