Le grand cahier : attention, bombe littéraire
paquita | 15 mars 2013Avec Le grand cahier (1986) Agota Kristof (de son vrai nom) a écrit le premier volet d’une trilogie brillante et cruelle. Elle y relate en de brefs chapitres, dans une langue dépouillée et concise, l’histoire de Claus et Lucas, jumeaux confiés par leur mère à une grand-mère jusqu’alors inconnue, haute en couleurs et en zones d’ombres. Dans une petite ville de la province hongroise, sur fond de régime totalitaire, les personnages et les situations qu’ils créent avec les jumeaux, se succèdent à un rythme effréné. Curieusement, tous semblent souffrir de névroses et perversions diverses, dont on ne parvient pas à déterminer si c’est la privation de liberté qui les engendrent, l’état de guerre ou la dégénérescence d’un peuple… Claus et Lucas, dotés d’une intelligence et d’une adaptabilité hors normes, mettront en place leur programme de “résistance” à cet entre-monde, dans lequel la morale et la générosité sont solubles dans la survie. Ils mettent au point une série d’exercices destinés à les endurcir, qu’ils consignent scrupuleusement dans Le grand cahier.
Exercice d’endurcissement de l’esprit :
Grand-mère nous dit :
- Fils de chienne !
Les gens nous disent :
- Fils de Sorcière ! Fils de pute !
D’autres disent :
- Iméciles ! Voyous ! Morveux ! Ânes ! Gorets ! Pourceaux ! Canailles ! Charognes ! Petits merdeux ! Gibier de potence ! Graines d’assassin !
Quand nous entendons ces mots, notre visage devient rouge, nos oreilles bourdonnent, nos yeux piquent, nos genoux tremblent. Nous ne voulons plus rougir ni trembler, nous voulons nous habituer aux injures, aux mots qui blessent. Nous nous installons à la table de la cuisine l’un en face de l’autre et, en nous regardant dans les yeux, nous disons des mots de plus en plus atroces.
L’un :
- Fumier ! Trou du cul !
L’autre :
- Enculé ! Salopard !
Nous continuons ainsi jusqu’à ce que les mots n’entrent plus dans notre cerveau, n’entrent même plus dans nos oreilles. Nous nous exerçons de cette façon une demie-heure par jour, puis nous allons nous promener dans les rues. Nous nous arrangeons pour que les gens nous insultent et nous constatons qu’enfin nous réussissons à rester indifférents.
Dans son émouvant récit autobiographique, L’analphabète, Agota Kristof (1935-2011) confie sa certitude que Le grand cahier serait publié. A la lecture du roman, on comprend son assurance : des chapitres brefs, des phrases courtes, tranchantes comme des rasoirs, un drame familial et communautaire, des personnages typés, troubles, des situations et des actions qui ne laissent aucun répit, bref, un roman calibré pour une lecture tout à la fois, haletante, déroutante et poignante. Chapeau bas, madame Agota.