L’arrache-coeur : roman de l’aliénation
paquita | 2 janvier 2012Paru en 1953, L’arrache-cœur * est un roman moderne et particulièrement déstabilisant. L’invention langagière y fusionne avec la mise en scène d’une société aliénée, tandis que de purs fragments de poésie y côtoient des incongruités de tout poil :
Le sentier longeait la falaise. Il était bordé de calamines en fleur et de brouillouses un peu passées dont les pétales noircis jonchaient le sol. Des insectes pointus avaient creusé le sol de mille petits trous; sous les pieds, c’était comme de l’éponge morte de froid.
Un psychiatre au nom évocateur, Jacquemort, s’installe dans un village afin d’y effectuer une “psychanalyse totale” sur un ou plusieurs des membres de cette communauté. Au fil des jours, il découvre les mœurs dévoyées, le climat malsain qui semble être la norme du pays (la foire aux vieux, la maltraitance des apprentis et des animaux, une libido omniprésente). Parmi les personnages principaux, il y a Clémentine, mère de “trumeaux”, que Jacquemort aide à accoucher au début du roman et qui “s’épanouira” dans tout l’excès du délire maternel (obsessions en tous genres, en particulier celui des dangers). Il ne cherchera pourtant pas à l’analyser, estimant n’avoir dans ce cas, que l’expression de la plus totale dévotion d’une mère envers ses enfants… des enfants aux pieds ferrés et qui savent voler… Il y a aussi le curé, personnage haut en couleurs pour lequel la religion est un “luxe” que ses paroissiens païens sont incapables d’entendre. Jacquemort qui se dit clairement “vide de tout désir” et qui cherche à se remplir des autres, passe ainsi à côté du cas analytique le plus frappant du roman, La Gloïre, sorte de passeur, son double symbolique.
Il ressentait une sorte d’inquiétude, l’impression de parler à quelqu’un d’une autre planète. Sensation bien connue, certes, certes.
- Il faut que je les repêche avec mes dents, dit l’homme. Les choses mortes ou les choses pourries. On les jette pour cela. Souvent on les laisse pourir exprès pour pouvoir les jeter. Et je dois les prendre avec mes dents. Pour qu’elles crèvent entre mes dents. Qu’elles me souillent le visage.
- On vous paie cher pour cela ? demanda Jacquemort.
- On me fournit la barque, dit l’homme, et on me paie de honte et d’or.
Selon un calendrier de plus en plus farfelu, les jours passent, les mois, les années, contaminant notre homme qui finit par s’incorporer totalement aux us et coutumes du village, au point de délaisser son métier et l’objet de sa venue. C’est l’échec de la figure du psychiatre et le triomphe de la folie organisée.
* L’arrache-cœur doit son nom à un autre roman de Boris Vian, L’écume des jours, dans lequel le personnage principal assassine un certain “Jean-Sol Partre” au moyen d’un terrible “arrache-cœur”.