La femme de Seisaku - Yasuzo Masumura
paquita | 4 avril 2009Un article plus synthétique est paru dans le n° 82 de Montrouge Magazine
C’est au milieu des années 60, que le réalisateur japonais Yasuzo Masumura né en 1924, adapte à l’écran le roman éponyme de Genjiro Yoshida « La femme de Seisaku ». Après avoir étudié le cinéma au Centre Expérimental Cinématographique de Rome, il revient sur son île natale pour y tourner jusqu’à sa mort en 1986, une trentaine de films. Dans cette filmographie féconde figure le célèbre et radical écrivain Yukio Mishima. L’auteur du subversif “Confessions d’un masque” apparait dans le rôle titre d’un film policier intitulé “Le gars des vents froids”. Masumura occupe une place à part dans le paysage cinématographique nippon, place et partis-pris vraisemblablement influencés par sa fréquentation du cinéma italien et son immersion dans une culture aux mœurs opposées à l’hypercodification japonaise. En effet, il est considéré par les spécialistes comme l’un des précurseurs de la “nouvelle vague japonaise”, en raison notamment de son traitement innovant des rapports hommes/femmes, interrogeant sans cesse la “norme” dans le cadre amoureux. A ce titre, son adaptation de “La femme de Seisaku” est remarquable, car elle met l’accent sur les contrastes thématiques qu’elle met en scène (pauvreté/richesse, homme/femme, individu/société) et les névroses de son héroïne qu’un destin cruel a accentuées. “La femme de” (celle dont l’identité se dilue dans celle de son mari) est d’une part le récit du manque affectif, des troubles passionnels qu’il peut engendrer et d’autre part celui d’un amour honteux entre une paria insoumise et un militaire, figure la plus respecté de la société japonaise. Le récit livre aussi une double interrogation sur la légitimité de l’honneur (l’honneur de la famille, l’honneur du guerrier) face à la puissance de la passion amoureuse mais aussi et en filigrane, sur la légitimité de la guerre et des ravages traumatiques qu’elle occasionne dans les populations. Un superbe film en noir et blanc tourné en cinémascope, dont voici une “mise en bouche” :
Mal-aimée, issue d’une famille misérable, la belle et jeune Okané devient la maîtresse d’un vieux mais riche commerçant. Moyennant une rente mensuelle que ce dernier alloue à ses parents, le vieillard exige d’Okané une présence permanente, à laquelle l’infortunée ne cesse de se soustraire. Bien que bénéficiant du confort bourgeois, le statut de la jeune femme n’est guère enviable aux yeux de la société : elle n’est qu’une femme entretenue, une dépravée. Mais le vieillard meurt subitement, presque fortuitement, léguant à Okané une coquette somme d’argent qu’elle partagera avec sa mère. Les deux veuves s’en retournent vivre dans leur village natal, mais subissent là aussi l’opprobre des villageois qui ont eu connaissance des moyens de subsistance déshonorants de la famille. Okané s’isole, manifestant ainsi sa résistance face aux préjugés, tandis que sa mère l’incite à participer à la vie collective du village, en vain. L’arrivée triomphale de Seisaku, qualifié par tous de « militaire exemplaire » transformera peu-à-peu non seulement le quotidien des villageois, mais aussi et surtout celui d’Okané. Les deux jeunes gens pourtant situés aux extrémités de l’échelle sociale, s’éprennent l’un de l’autre, provoquant haines et jalousies. Tandis que la passion grandit entre les deux amants, la dépendance d’Okané envers Seisaku devient pathologique. L’annonce de la guerre avec les russes et le départ de Seisaku au front déclenchera un violent « retour du refoulé » : Okané est abandonnique, elle ne supporte pas la séparation. Mais pour Seisaku, l’honneur passe avant tout. Il reviendra blessé mais vivant, après six mois de combat et une opération suicide. Comprenant qu’il souhaite repartir à la guerre, à bout de nerfs, Okané bascule et commet l’irréparable…
Certains plans nous livrent des clés visuelles et donc symboliques à la compréhension du récit, à l’évolution fatale de la narration. Elles nous livrent bien sûr des éléments clairs concernant la psychologie des personnages, mais également concernant l’influence que l’occident à pu jouer dans l’œuvre de Masumura.
La toute première scène se révèle particulièrement programmatique : le personnage d’Okané filmée de dos, contemple la mer à l’horizon et en contrebas, une garnison. Au même moment surgit le vieil homme à ses trousses. Cliché de la vieillesse avide de jeunesse. Il harcèle sa jeune maîtresse, allant jusqu’à jalouser l’idée même des jeunes gens de la garnison. Cette proximité avive sa véhémence et le désir contrarié qu’il éprouve à l’égard d’Okané. Les deux motifs principaux de l’histoire sont présentés pour ainsi dire “in medias res” (de plain pied, directement, frontalement). Okané regardant la mer, c’est l’héroïne romantique regardant son destin, un destin lié à la guerre et aux hommes. Celui qui la veut, elle n’en veut pas. Celui qu’elle désirera, la désirera également, mais l’honneur militaire se chargera de leur compliquer la tâche.
L’autre plan marquant est justement celui qui est présenté sur la jaquette du DVD : Okané, dans une grande détresse, va littéralement “tomber” sur l’objet du malheur de son fiancé, un long clou rouillé. La scène est hautement symbolique. Elle marque un glissement psychologique fatal de l’héroïne meurtrie, lequel entraînera une rupture brutale dans le récit. C’est ce malheur cruel et sanglant dont elle sera à l’origine, qui fera “leur” bonheur… Romantisme, sacrifice, martyr, sont les thèmes et les repères culturels que l’oeil occidental détecte immanquablement. Masumura les aura peut-être exploités à son insu, mais avec une redoutable efficacité.
A vos lecteurs donc !