Crash ! : un roman et un film
paquita | 20 janvier 2009Voyeurisme, dégoût de soi, puérilité de nos rêves et de nos aspirations - ces maladies de la psyché sont toutes contenues dans le cadavre le plus considérable de l’époque : celui de la vie affective.
Extrait de la préface à l’édition française signée G.J.B
Publié pour la première fois en 1973, Crash ! est présenté par son auteur comme le “premier roman pornographique fondé sur la technologie”. Il fait bien entendu scandale. James Graham Ballard a en effet la réputation d’être un spécialiste du bizarre. Il œuvre dans les genres de la science-fiction et de l’anticipation sociale depuis le début des année soixante. En 1996, le cinéaste David Cronenberg, également spécialiste de l’étrange et réalisateur, entre autres, du cultissime ”La mouche”, en fera tout à la fois une adaptation fidèle et très personnelle. On remarque à ce titre que l’univers “bancal” du cinéaste, épouse particulièrement bien la vision du romancier. Nous en proposerons donc une lecture croisée.
Tout d’abord, et en dépit du caractère “technologique” annoncé par Ballard, on ne peut identifier ce roman à un univers de type cyberpunk. En effet, si l’on repère des éléments qui s’y réfèrent, par exemple avec les tentatives de coït entre les corps de chair et les corps de fer ou les accidents de la route volontairement provoqués, le désir de fusion chair/métal demeure un fantasme. Au fond, cette fusion n’est pas réellement souhaitée par les personnages, car ce qui est recherché au travers de ces unions contre-nature, ce n’est rien de moins qu’une mort extatique. C’est tout le contraire de Tetsuo (1988) , pour prendre un autre exemple, ovni cinématographique japonais qui inaugura l’ère cyber-punk à l’écran. Ce dernier étant une célébration de cette union fantastique qui produit de la vie, quand bien même elle nous apparaît inconcevable, monstrueuse. Le personnage de Tetsuo, ivre de son hybridation, prolonge le mythe de l’homme-machine et préfigure celui du cyborg, du “terminator”. Il s’agit d’un aboutissement vers une forme de vie alternative, en “harmonie” avec les mutations psychologiques, liées aux évolutions technologiques et sociales de l’humanité. Au contraire, dans Crash !, c’est d’un aboutissement accéléré vers la mort dont il s’agit, une forme de libération.
C’est donc sur un mode distant que s’écrit le roman de Ballard. Une distance clinique, émotionnellement atrophiée (on pense au Junky de William S. Burroughs) parente du “behaviorisme” américain ou de “l’école du regard” à la française. C’est elle qui confère véritablement à cette œuvre absolument singulière, son statut “pornographique” : on est dans le “voir”, dans l’assouvissement de la pulsion scopique. Le texte étant par nature, une représentation mentale, Crash ! porte donc en lui tous les ingrédients du scénario, en déployant un réseau d’images, de visions, de scènes, lesquelles engendrent un réseau de pures sensations. Ce que l’adaptation filmique ajoute à la narration initiale, c’est une dimension émotionnelle, pour ne pas dire humanisante, en matérialisant à l’écran les personnages de papiers, dès lors incarnés par de véritables êtres de chair. Cronenberg a su restituer avec finesse le climat d’inquiétante étrangeté du roman, que la bande-son distille comme un venin. L’accompagnement musical y est d’ailleurs pour beaucoup. Il rappelle les climats froids et hypnotiques des années “cold” et n’a rien à envier aux atmosphères troubles d’un Lynch. Visuellement, le spectateur se trouve happé dans un paysage hybride, entre hyper urbanisation et zone industrielle, qu’empruntent jour et nuit d’innombrables véhicules, dont la densité et la vitesse provoquent de perpétuels accidents. Le ciel, lui aussi, est constamment déchiré par les trajectoires des avions, des hélicoptères. La nature, le calme, semblent avoir définitivement déserté l’habitat des hommes. Et surtout, les personnages animent cet environnement aliénant de leur indétermination affective et sexuelle, l’atrophie affective étant proportionnelle à l’hypertophie des activités sexuelles. On note que le personnage principal est aussi le narrateur, et qu’il est présenté comme un double de l’auteur (J.G.Ballard). Si nous ne sommes pas dans le monde réel, si la fiction n’est pas une copie de notre réel, elle lui ressemble par bien des aspects. Elle se comporte, sociologiquement et psychologiquement, comme une loupe grossissante des étranges désirs à venir que l’être humain serait susceptible de nourrir dans un futur proche. Si ce n’est pas déjà le cas : villes sur-saturées, exponentielles, pertes des repères sociaux traditionnels, individualisme, hypernarcissisme qui dissimule une exaspération de soi et donc de l’autre. La seule manière de ne pas sombrer dans l’isolement complet, la folie, serait alors d’abolir les frontières avec l’objet, “autre majeur” d’un monde déshumanisé par ceux-là même qui l’engendrèrent. Le véhicule incarne à merveille cet objet métaphorique du transport des corps, du transport “amoureux”, du transport sexuel (l’attraction) et par extension de la fuite. Plus les personnages “forniquent”, plus ils s’éloignent les uns des autres et plus la quête onaniste devient évidente : il n’y a pas de désir de l’autre,il n’y a plus que le désir morbide de soi en l’autre.
Ballard, malicieusement “planqué” derrière la voix de son personnage-narrateur, pousse l’érotisation de la voiture (dont la psychanalyse dit qu’elle est le prolongement phallique de l’homme) à son paroxysme. La voiture en tant qu’objet, en tant que mécanique du vertige parce que potentiellement dangereuse, devient objet obssessionel du désir des personnages : la voiture, le crash, cristallisent le désir. Tous, sombrent dans une sorte de brouillard psychologique, que seul l’accumulation d’expériences sexuelles hors-normes, dangereuses, semblent motiver. Cependant, derrière le fétichisme de la voiture, des accidents qu’elle provoque, des actes sexuels qui s’y jouent comme autant de répétitions mortuaires (la voiture-cercueil) se dessine une véritable fascination pour la mutilation du corps, conjoint à l’éventration de la carrosserie. Un corps souffrant n’est-il pas un corps vivant, vibrant ? Les cicatrices perçues comme d’inédites zones érogènes, ouvrent alors les portes d’une quête extatique inédite, extrême. Les valeurs sont inversées, le laid devient le beau, la souffrance est un plaisir, l’homosexualité et l’échangisme ne sont que des outils pratiques pour y parvenir. La “petite mort” tant recherchée n’est qu’une répétition de la mort véritable, la “grande”, délestée de son cortège de douleurs affectives et que sublime le martyre volontaire. La mise en scène de son propre accident, l’orgasme ultime qu’il est censé provoqué, est élevé au rang d’œuvre d’art.
In fine, le roman comme le film mettent en place un dispositif voyeuriste qui n’a rien de gratuit. Si la thématique sexuelle crée en elle-même un intérêt voyeur, c’est aussi la nature et la motivation du roman comme du film, que d’attiser le désir de regarder l’interdit en face, en prenant la place du politiquement incorrect. C’est ainsi que peuvent naitre de salutaires interrogations sur la légitimité de la norme ou la complexité de la condition humaine.