Yûkoku, rites d’amour et de mort - Yukio Mishima
paquita | 11 janvier 2010Un article plus synthétique est paru dans le n° 86 de Montrouge Magazine.
Faut-il encore présenter le sulfureux Mishima ? Kimitake Hiraoka (1925-1970) de son vrai nom, se révéla au grand public avec un roman décadent : “Confessions d’un masque” (1947). Le personnage principal, double de Kimitake, tente d’y mettre à nu les désirs contradictoires qui l’animent, entre passion charnelle homosexuelle et rigidité de l’èthos samouraï. Outre le champ littéraire (romans, nouvelles, essais, theâtre) Mishima investit aussi celui de la photographie . Dans “Ba-ra-kei : Ordeal by Roses” Mishima se met en scène, photographié par Eikoh Hosoe. Fasciné par le martyre de Saint-Sébastien, l’écrivain y incarne les prémisses de l’esthétique gay : hypervalorisation de la musculature masculine, vitalité de la jeunesse magnifiée par la souffrance, désir de mort. Ces préoccupations érotico-existentielles ne sont pas sans évoquer celles du Japon contemporain, révélées par le travail de nombreux artistes, comme celui du photographe Nobuyoshi Araki par exemple, adepte du bondage et obsédé par le temps. Mishima l’homme de lettres fut aussi acteur, notamment pour Yasuzo Masumura dans “Le gars des vents froids” et l’on adapta nombre de ses fictions au cinéma.
L’ édition DVD de Yûkoku (1965) court-métrage sorti en France sous le titre de Rites d’amour et de mort (1966) offre l’opportunité de découvrir l’unique film de l’écrivain japonais le plus fascinant du XXème siècle - tant par le caractère transgressif de son œuvre, que par l’orchestration de sa propre fin. Ce coffret comprend un recueil de textes intitulé “Patriotisme et autres nouvelles”, un beau livret introductif, ainsi qu’un DVD contenant le film et une interview inédite de 1966 réalisée par le journaliste français Jean-Claude Courdy. L’édition inespérée de ce coffret est aussi l’occasion de lire ou relire sa nouvelle intitulée “Patriotisme” (yûkoku en japonais) qu’il réécrivit pour l’adapter au médium cinéma, aventure artistique dont il assuma une partie du financement, les choix techniques, esthétiques et le rôle principal. Un rôle écrit “sur-mesure”…
L’action se situe autour des années 30. Un jeune colonel et sa femme, tous deux issus de familles samouraï, voient leur amour idéal mis à mal par un coup d’état (l’historique est le point de départ de la fiction). Perpétré par les compagnons d’armes du colonel, il confronte ce dernier à une situation éthiquement insoluble : l’impossibilité de choisir un camp entre celui de ses compagnons dissidents et celui de l’empereur. Pour rester loyal envers les uns et les autres, il n’a d’autre alternative que celle du “seppuku” (hara-kiri). Dans Yûkoku, on filme en cinq actes et en noir et blanc, le “petit théâtre” d’un couple en sa demeure. Le décor est minimaliste, épuré, à l’image d’une scène de théâtre nô, comme le souhaitait Mishima. Il accentue la solennité des personnages et cristallise l’attention du spectateur sur l’esthétique d’un espace déjà vide, et des deux personnages principaux qui l’animent pour la dernière fois. Il n’y a pas de dialogues mais l’équivalent des cartons au cinéma muet, sous forme de rouleaux. Calligraphiés par Mishima lui-même, en japonais, anglais et français, ils annoncent la scène à venir. L’opéra classique “Tristen und Isold”, remplace les percussions qui accompagnent traditionnellement les pièces au théâtre nô. Il comble le mutisme des personnages, comme si aucun mot prononcé ne savait dire l’accablement mais aussi l’héroïsme qui les travaillent. Cet accompagnement sonore s’accorde donc parfaitement au destin funeste qui se noue, évoquant une certaine tradition du roman courtois.
Puisqu’il n’y a pas de dialogues, toute la tension repose sur le mime, la gestuelle des acteurs, la précision des postures, le temps qui les règlent. En dehors des regards quasi expressionnistes, les visages sont relativement inexpressifs. Les bouches demeurant hermétiquement closes, c’est le corps qui parle et qui fait “signe”. Le silence oppressant, qui par intermittence accompagne les gestes, exacerbe ce rôle de “signe”. En outre, la pièce dans laquelle se déroule toute l’action, est ornée de kanjis, rappelant aux personnages et aux spectateurs la devise de ses habitants : “sincérité absolue”. Cette valeur morale qu’englobe l’honnêteté, imprègne la demeure et oriente la destinée de ceux qui l’habitent. On se trouve totalement immergé dans ce que Roland Barthes nommait à juste titre, “L’Empire des signes”. Bien que le seppuku soit acté par l’homme, c’est la femme qui est au centre de tout, qui traverse et enveloppe l’action. C’est sur elle que s’ouvre le film (elle qui symboliquement écrit, qui tient le pinceau) et sur elle qu’il se referme. C’est la femme qui organise, assiste et aide au bon déroulement du suicide de son mari, avant de se donner elle-même la mort. C’est dans cet intervalle funèbre, exaltant leurs émotions et leurs sens, qu’ils s’aiment une dernière fois. Bien qu’il soit celui par lequel la mort survient, l’homme n’est finalement que le point culminant de la souffrance par éventration.
Comparativement au texte, le film donne naturellement “à voir” l’esthétique d’un rituel lourd de sens. C’est l’image en mouvement, la pureté des lignes, c’est le “voir” qui importe. Au contraire dans la nouvelle, Mishima donne “à sentir” cet accouplement mythique entre Eros et Thanatos. On peut donc considérer, au delà d’une simple complémentarité, deux visions distinctes menant à deux manières de raconter une même histoire, deux œuvres. Enfin c’est aussi une répétition du suicide spectaculaire de l’écrivain, geste ultime qui résonne comme un achèvement artistique, le point final d’un démiurge.