American Psycho - Bret Easton Ellis
paquita | 6 juin 2008ça faisait un bail que je voulais le lire. Essayant de glaner quelques impressions de lecture, j’en recueillais une :
- Ah ouais, j’ai essayé de le lire mais je me suis arrêtée au milieu. Trop dur.
C’est après que j’ai compris l’euphémisme… Il y a quelques mois donc, j’entamais la lecture du désormais mythique American Psycho. Je m’en souviens encore suffisamment pour pouvoir en parler avec quelque précision. Car il est de ces romans qui vous marquent durablement et vous laisse une intéressante sensation d’inconfort. Tentative d’explication du phénomène :
Sachez d’abord que ce texte, qui semble se laisser lire facilement, va en réalité vous résister. Il est introduit par deux citations qui sonnent comme une double mise en garde, un peu à la manière d’un “Vous qui pénétrez ici…” La première est extraite d’une nouvelle de Fédor Dostoievski intitulée Le sous-sol :
“L’auteur de ce journal et le journal lui-même appartiennent évidemment au domaine de la fiction… J’ai voulu montrer au public, en en soulignant quelque peu les traits, un des personnages de l’époque qui vient de s’écouler, un des représentants de la génération qui s’éteint actuellement”.
La seconde, apparemment incongrue, de Judith Martin la Nadine de Rotshild américaine :
“Une des grandes erreurs que l’on peut commettre est de croire que les bonnes manières ne sont que l’expression d’une pensée heureuses. Les bonnes manières peuvent être l’expression d’un large éventail d’attitudes.”
Suivis d’une épigraphe attribuée au groupe punk-intello de la scène New-Yorkaise de la fin des années 70, les Talking Heads. Groupe auteur de l’album “77″ sur lequel figue une chanson intitulée “Psychokiller”…
“And as things fell apart
Nobody paid much attention”Alors que tout était en train de s’effondrer,
Personne n’y prêtait attention.
Ces avants-goût intertextuels et musicaux, dressent par avance le profil psychologique du personnage principal mais aussi un climat très “fin-de-siècle”. Portrait déliquescent d’une génération qui n’a rien à envier aux décadents de la fin du XIXème. La mixture agira dès lors comme une antienne au fil de la lecture, réactivant LA question :
- Quel genre de type a bien pu écrire des horreurs pareilles ?!
En effet, l’intrigue est inexistante. Mais les personnages, eux, ne cessent d’intriguer, de médire les uns envers les autres, évoquant la tension des Liaisons dangereuses. Le personnage principal, “jeune, beau et riche” (forcément) n’est pas le narrateur, ce n’est donc pas un journal comme on aurait pu le croire. Le récit s’élabore par couches successives, par cycles, à l’image des crises incontrôlables de Patrick Bateman, yuppie-type au double visage, et implicitement double du célèbre super-héros éponyme. C’est dans le cadre des “années fric” de la fin des années 80, que le récit alterne scènes de vide existentiel dont l’insipidité des dialogues atteint des sommets, et scènes de meurtres graduellement de plus en plus insoutenables, dignes des délires les plus traumatisants du divin marquis et d’Apollinaire réunis. Rien que ça. En effet, notre anti-héros s’embourbe sciemment dans la vacuité d’une “american way of life”, pour laquelle il trouve néanmoins un certain nombre d’attraits : dîners dans les restaurants les plus courus, où les plats les plus improbables se succèdent dans des bouches desséchées par l’abus de drogues tant licites qu’ illicites, virées dans les boîtes à la mode, parties de jambes en l’air et salles de “muscu” à gogo.
Obsédé par la mode et les dernières tendances, ce tyran du détail se livre parfois à d’éprouvantes et extravagantes explications, qui n’ont à priori pas d’autres intérêt que de faire “avancer” le récit, en pratiquant une espèce de “sur place” narratif, moitié introspectif, moitié démonstratif, comme si le personnage se savait observé… En réalité, ces passages maniaques, descriptifs à l’excès (un peu à la manière du Behaviorisme américain) montrent la réalité psychique du personnage qui les construit. Car notre anti-héros s’ennuie. Il est de plus la proie de crises régulières, de pulsions de meurtres qu’il parvient de moins en moins à dissimuler à son entourage. Patrick Bateman essaie de se contenter de mener l’existence dorée de son milieu, en vain. Pourtant, grace à ses “bonnes manières”, ce dandy post-moderne obnubilé par Donald Trump, demeure au dessus de tout soupçon, auprès de la faune amicale qu’il fréquente. Mais la faille menace à tout instant de céder, révélant la monstruosité de son visage caché. Les visions d’horreurs s’amplifient et nourrissent des fantasmes sadiques et paroxystiques, qui polluent ses rapports avec le monde, avec les femmes et les exclus en particulier. La sauvagerie des scènes de meurtres va crescendo et s’accompagne d’une perte d’identité vertigineuse. Patrick Bateman est un être non-motivé. Sa vie n’a aucun sens, ses meurtres n’ont aucune motivation. Il oscille constamment entre les apparences qu’il faut sauvegarder et une sauvagerie interne rugissante, dont la minutie dans le meurtre, rappelle immanquablement le tristement célèbre Jack l’éventreur.
Enfin, passé le choc d’une lecture au premier degré, on pourrait céder à la facilité d’une interprétation psychanalytique. Certes, Patrick Bateman représente l’archétype du monstre absolu, héritier des personnages sadiens, ici tronqués de leurs discours libertins ou politiques. Lui, tue, massacre, explore la chair et regarde l’horreur en façe, c’est-à-dire lui-même, son propre reflet, l’autre “visage” peut-être le vrai, un Hyde qui serait tout particulièrement hideux. Il est donc un personnage “politique” dans le sens où sa psychose pose le problème de la normalité et surtout parcequ’elle repousse les limites de l’abjection en littérature. Et l’on se prend parfois à compatir pour le “monstre souffrant”, lorsqu’il tente avec colère de faire son “coming-out”, hurlant son malaise contre-nature au visage de ses compagnons de vacuité, qui feignent de ne pas l’entendre. Car on ne peut jamais entendre l’impossible. Ce roman est paroxystique, tant dans l’horreur que dans son architecture. Fond et forme coïncident. Le texte “fait ce qu’il dit”, il rend compte d’une histoire et d’une psyché hors-norme, “ultra-duelle” pourrait-on dire. Il pourrait continuer à s’écrire ainsi sans fin, tout comme son personnage principal, alternant dîners et crimes, sans fin et sans “faim”, sans motivation, sans empathie, sans jamais être inquiété, sans rien.
Il n’y a bien évidemment pas de leçon, pas de morale à en tirer, sinon une magistrale démonstration d’écriture. Après une petite frayeur policière de dernière minute qui clôt le roman, notre “American Psycho” poursuivra cette existence double, chers lecteurs, à vos dépends, au plus profond de votre inconscient.